lundi 26 janvier 2009

Des "experts" pas toujours au dessus de tout reproche ...

Un petit billet pour prolonger ici une discussion que nous avons eu en cours avec les Terminales sur des personnes qui sont présentées comme des "experts" par certains média (nous parlions d'Alain Minc en particulier ...) mais qui utilisent parfois des raisonnements très très contestables ...

Dans un billet récent sur son excellent blog de décryptage de l'actualité économique (que je vous recommande chaudement), le journaliste économique Jean-François Couvrat épingle Jacques Attali, ancien conseiller de François Mitterrand qui écrit et parle aujourd'hui sur à peu près tout, et Michel Pébereau, ancien PDG de BNP-Paribas et actuel président de son Conseil d'Administration, président de l'Institut de l'Entreprise (un organisme financé par de grandes entreprises pour contribuer aux débats publics sur les questions économiques) et à ce titre un des principaux critiques de l'enseignement des SES au lycée, accusées de manque de rigueur scientifique et de dérives idéologiques.

Michel Pébereau déclarait ainsi le 5 octobre 2003 dans Le Monde :
Chaque année, nos paiements courants apportent un excédent de l’ordre de 2 % de notre PIB pour financer l’économie nationale.

De la part de Michel Pébereau qui est un des principaux censeurs des SES, cette ignorance de l'équilibre ressources-emplois, au programme du premier chapitre du programme de 1ère ES, ne manque pas de piquant. Un petit rappel à partir d'une infographie réalisée par Alternatives Economiques dans un article très clair d'Arnaud Parienty :

Pour vérifier que vous savez poser cet équilibre, voir ce petit exercice interactif sur le site de l'INSEE ; pour une autre explication détaillée, voir la page qu'y consacre mon excellent collègue Jean-Pierre Simonet .

Dans une économie donnée, un excédent des échanges extérieurs (des exportations supérieures aux importations par exemple) se traduit donc par une capacité de financement vis-à-vis du reste du monde résultant d'un excès de l'épargne sur l'investissement. L'excédent extérieur d'un pays comme la France signifie donc que les agents de cette économie peuvent financer avec cet excès d'épargne des investissements dans le reste du monde ... et non que cet excès d'épargne finance des dépenses d'investissement dans l'économie nationale !

Le même Michel Pébereau déclarait le 8 janvier dans le magazine Challenges en faisant référence à Alternatives Economiques, journal qui selon lui s'oppose à l'enseignement de la microéconomie au lycée :
Pour moi, ce journal conteste le théorème de Pythagore.» [...] «La microéconomie est une science dont les lois valent partout, en tous temps. La macroéconomie, en revanche, permet toutes les interprétations idéologiques.

Or, à ma connaissance, l'équilibre ressources-emplois est peut-être le seul mécanisme économique valable partout, en tous temps et lieux, de manière axiomatique (comme certains théorèmes mathématiques) car c'est une pure relation d'équivalence : les produits sont utilisés ou stockés ... Un excédent extérieur correspond donc à un excès d'épargne sur l'investissement et donc à une capacité de financement de la nation vis à vis du reste du monde.
Et c'est bien un raisonnement macroéconomique qui, pour le coup, peut revendiquer un statut comparable au théorème de Pythagore. Les "lois" de l'offre et de la demande ou la détermination de l'équilibre du producteur (la quantité qu'il va produire en fonction du prix du marché) et du consommateur (la quantité qu'il va consommer en fonction du prix du marché) ne peuvent pas revendiquer une telle validité universelle car chacun de ces mécanismes dépend de paramètres qui prennent des valeurs très différentes ici et là.

En bref, la macroéconomie n'est pas plus ou pas moins scientifique que la microéconomie. Et ce qui n'est pas scientifique et relève de l'idéologie, c'est d'affirmer que seule la microéconomie est scientifique ... ce qui suppose de ne pas s'emmêler les pieds dans certains mécanismes essentiels que propose l'approche macroéconomique !

Une petite pierre dans le jardin de notre censeur préféré ...

vendredi 9 janvier 2009

Supprimer le juge d'instruction ?

Au cours de la dernière séance d'ECJS avec le groupe 1 en TES, nous avons discuté des annonces faites le jour même par le Président de la République qui souhaite supprimer le rôle actuel du juge d'instruction dans la procédure pénale.
Comme promis, voilà quelques éléments complémentaires pour éclairer votre jugement dans ce qui s'annonce être un des débats politiques important en 2009.

Pour ceux qui ne seraient pas au clair sur le fonctionnement de la justice pénale en France, les rôles respectifs des juges du parquet et des juges du siège (dont fait partie le juge d'instruction), voir le billet précédent posté ici.

Le ministère de la justice propose sur son site des animations très éclairantes sur le fonctionnement de la justice et les métiers de la justice (à consulter également si vous commencez à songer à vous orienter vers le droit l'an prochain ...). Il y a une page consacrée au juge d'instruction ici, avec une interview assez éclairante d'une femme juge d'instruction.

Rappelons quelques points importants :
- C'est le procureur de la République (le "parquet", dépendant directement du Ministère de la Justice) qui décide de l'ouverture de poursuites dans une affaire judiciaire au nom de l'Etat ou sur demande de personnes portant plainte et se constituant "parties civiles". L'affaire n'est instruite par un juge d'instruction que dans le cas de crimes et de délits graves et complexes, soit environ 5 % des affaires pénales, mais ces affaires sont parfois très "sensibles" : soit parce qu'elles peuvent avoir un écho important dans l'opinion du fait de leur couverture médiatique ; soit parce qu'elles peuvent concerner des personnes haut placées ou des intérêts puissants (entreprises, partis politiques, etc.). Dans les 95 % d'affaires pénales restantes (contraventions, délits peu graves ou peu complexes), c'est le parquet qui dirige les enquêtes de police.
- Puisque le juge d'instruction est en charge d'affaires où les pressions politiques, économiques ou médiatiques peuvent être importantes, c'est aujourd'hui un magistrat indépendant et inamovible qui fait partie des magistrats du "siège". Il doit "instruire" le dossier, c'est à dire effectuer tous les actes qui peuvent aider à la "manifestation de la vérité", à charge comme à décharge. Son travail est contrôlé par la chambre de l'instruction dépendant de la cour d'appel.
- Il peut procéder à la mise en examen des personnes ou demander à ce qu'elles soient placées sous le statut de témoin assisté. Il peut demander à ce que les personnes mises en examen soient placées en détention préventive mais c'est le juge des libertés et de la détention qui en décide depuis 2001. Une fois qu'il estime son travail terminé, il peut "mettre en cause" la ou les personnes mises en examen et les renvoyer devant un tribunal, ou prononcer une ordonnance de "non lieu" si les charges sont insuffisantes.

Le juge d'instruction est donc un élément clé de la procédure inquisitoire qui existe en matière pénale en France depuis Napoléon 1er, et même sous la Monarchie (les juges d'instruction sont les lointains héritiers des lieutenants criminels du Roi ...). Au contraire, dans le système anglo-saxon, la procédure pénale est une procédure accusatoire où le juge joue un simple rôle d'arbitre entre l'accusation menée par le parquet (les procureurs, qui sont des magistrats élus aux Etats-Unis, et indépendants du pouvoir politique) et la défense. Dans ce système accusatoire, l'essentiel se joue lors du procès, de manière contradictoire, dans les débats opposant le procureur qui enquête "à charge" et les avocats de la défense qui vont rechercher les failles dans l'argumentation du procureur.
Ce sont ces procès que mettent en scène les séries américaines traitant du monde de la justice, notamment Boston Justice (visionnable sur 13e Rue. Avis personnel : Excellent !!!) ou NCIS (mentionnée par Jonathan en cours, mais je n'ai jamais regardé car je n'ai pas de TV ...). Attention : ces procès n'ont pas grand chose à voir avec les procès tels qu'ils se déroulent en France ... mais ils pourraient bien ressembler aux procès futurs en France si le juge d'instruction disparaissait et que nous passions à une procédure accusatoire.

Voir également, en vous procurant le DVD, l'excellent documentaire de Jean-Xavier de Lestrade, Un coupable idéal, qui a obtenu l'Oscar du meilleur documentaire en 2001. Il montre le travail d'un avocat de la défense qui cherche à disculper un adolescent noir accusé du meutre d'une femme blanche sur le simple témoignage du mari de celle-ci et sur la foi d'aveux extorqués par la Police peu après l'arrestation. Vous pouvez voir le début ici :


La suppression du juge d'instruction, sans autres changements du système judiciaire français, semble poser deux questions :
- Celle de l'indépendance de la justice, car les enquêtes seraient dorénavant menées par le Parquet. Or les procureurs sont nommés et dépendent directement du Ministère de la Justice.
- Celle de l'égalité des citoyens devant la justice, car le rôle de l'avocat de la défense serait désormais de défendre son client en se donnant les moyens de contredire l'enquête menée "à charge" par le procureur (expertises, recherches, témoignages etc.) ce qui peut avoir un coût exhorbitant.

Pour un aperçu des débats concernant cette annonce, vous pouvez écouter pendant une semaine l'émission "C dans l'air" du jeudi 8 janvier 2009 ici.

Je vous propose également deux interviews pour aller plus loin, de manière "contradictoire" (pour rester dans les termes juriques ...) :
- "A décharge", Mireille Delmas-Marty, professeur de Droit au Collège de France et à l'origine d'un rapport demandant la suppression du juge d'instruction en 1990 (oui, ça date !) expose les conditions qui permettraient de garantir l'indépendance de la justice.
- "A charge", André Vallini, député PS et ancien président de la commission d'enquête parlementaire sur l'affaire d'Outreau (2005), rappelle les conclusions de ces travaux, son attachement à une procédure inquisitoire qui peut être améliorée, et que les recommandations de cette commission où siégaient des parlementaires de droite comme de gauche ont été à l'origine d'une loi votée en mars 2007 réformant la procédure pénale ... mais qui est aujourd'hui remise en cause alors qu'elle n'est même pas encore appliquée !

Que pensez-vous de cette réforme ? Les commentaires sont bienvenus, ainsi que les demandes d'éclaircissements évidemment.